Les victimes du tabac se partageront 6,75 milliards $, les provinces 24,8 milliards $

MONTRÉAL — Après avoir tenté de se réfugier derrière un écran de fumée judiciaire durant un quart de siècle, les géants canadiens du tabac, écrasés par le système judiciaire, devront finalement débourser 32,5 milliards $ aux victimes du tabagisme et aux provinces pour les coûts de santé entraînés par leurs produits.

«Imperial Tobacco, Rothmans Benson & Hedges, JT MacDonald ont, pendant plus de 50 ans, menti, dissimulé la vérité, minimisé et banalisé de manière systématique les dangers liés au tabac. (…) Après plus de 25 ans de démarches judiciaires, les cigarettiers vont enfin devoir compenser les nombreuses victimes du tabac au Québec et au Canada», s’est réjouie Dominique Claveau, directrice générale du Conseil québécois du tabac et de la santé.

Mme Claveau, dont l’organisme était un des requérants originaux en 1998 avec Jean-Yves Blais, une victime décédée en 2012, participait vendredi à Montréal au dévoilement des détails du plan d’arrangement rendu public la veille, cinq ans après que les compagnies se furent placées sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC) en 2019.

Le précédent des recours québécois

Les trois grands cigarettiers avaient choisi de se tourner vers la LACC après que la Cour d’appel du Québec eut confirmé un jugement de la Cour supérieure par lequel ils étaient condamnés à payer 6,8 milliards $ aux membres de deux actions collectives intentées contre eux. Les deux recours québécois promettaient d’en entraîner des semblables partout au Canada et les provinces, de leur côté, réclamaient environ un millier de milliards de dollars pour se faire rembourser le coût des soins de santé pour traiter les maladies causées par le tabagisme.

Il reste encore quelques étapes à franchir, mais les avocats au dossier estiment que le processus de réclamation pour les victimes devrait s’amorcer au début de 2025. «Les compagnies de tabac ont quand même un historique de mettre des bâtons dans les roues, mais on est vraiment confiants ici qu’il n’y aura pas d’objection de leur part de nature à empêcher un juge de la Cour supérieure de l’Ontario d’approuver l’entente», a expliqué Me André Lespérance, un des avocats des victimes. Puisque les compagnies ont choisi la voie de la LACC, ce sont les créanciers – les victimes et les provinces – qui décident d’entériner ou non l’entente. Imperial Tobacco a d’ailleurs déjà signifié son intention de s’y conformer.

Première mondiale

«Le système de justice fonctionne, a lancé son collègue, Me Bruce Johnston. Le système de justice au Québec a réalisé quelque chose qui n’a jamais été réalisé ailleurs au monde. Lorsque nous avons commencé à travailler sur ce dossier en 1998, à notre connaissance pas une seule victime n’avait reçu un seul sou de l’industrie du tabac dans le monde.»

Pour les requérants des deux actions collectives du Québec, les victimes de cancer du poumon et de cancer de la gorge pourront recevoir jusqu’à 100 000 $ et celles atteintes d’emphysème ou de maladie pulmonaire obstructive chronique (MPOC) jusqu’à 30 000 $, selon les modalités de leur cas spécifique, pour un total de 4,25 milliards $. Pour les requérants des autres provinces, qui n’ont pas eu à débattre devant les tribunaux, les sommes allouées pour les mêmes maladies pourront atteindre, respectivement, jusqu’à 60 000 $ et 18 000 $, pour un total de 2,5 milliards $.

L’entente prévoit le versement des sommes aux héritiers des victimes et aux héritiers des héritiers, car plusieurs n’ont pas survécu aux 25 années de combat judiciaire. «Le dossier a tellement pris de temps que les gens sont tombés au combat et c’est absolument tragique», a déploré Me Johnston.

«Jusqu’à la fin»

Lise Blais, la veuve du requérant original Jean-Yves Blais, a reconnu que sa foi avait fléchi en cours de route. «C’est sûr qu’on se décourage, mais moi j’ai toujours dit que j’irais jusqu’à la fin. (…) Mon mari a souffert beaucoup, énormément. J’aimerais bien qu’il soit là encore», a-t-elle laissé tomber en rappelant que celui-ci avait lutté contre deux cancers et l’emphysème.

«La cigarette, pour moi, ça n’a jamais été mon gros fort, mais il faudrait que (les cigarettiers) s’écrasent d’eux autres mêmes», a-t-elle ajouté.

À ses côtés, son fils Martin Blais a tenu à livrer ce message aux compagnies de tabac: «Si vous avez une once de dignité, réglez donc une fois pour toutes.»

Les avocats promettent un processus de réclamation simple et, surtout, sans tracas additionnel, a précisé Me Johnston, qui a souligné qu’il s’agissait là d’un gain important par rapport au jugement initial. «Si on ne faisait qu’appliquer le jugement tel qu’il a été rendu, les compagnies de tabac auraient pu contester chaque réclamation. Maintenant, il n’y aura aucune contestation possible, aucune intervention de qui que ce soit.»

Provinces: un ajout budgétaire significatif

La part du lion de l’arrangement, soit 24,8 milliards $, ira toutefois aux provinces et territoires, dont 6,65 milliards $ au Québec et 7,14 milliards $ à l’Ontario. Il s’agit d’un montant bien en deçà du millier de milliards $ qu’elles réclamaient, a reconnu l’avocat qui représentait les victimes du reste du Canada, Me Raymond Wagner. «C’est un plan du faisable, pas un plan de l’impossible à faire. En d’autres termes, c’est un plan qui vise à mettre une compensation dans les mains des victimes et non à pousser les compagnies vers la faillite, où l’on ne réussirait qu’à récupérer leurs équipements, que l’on mettrait en vente et personne n’obtiendrait de compensation.»

La somme de 32,5 milliards $ se trouve à être la plus importante compensation jamais versée à des requérants au Canada, tous types de causes confondus.

Parmi les étapes qui restent à franchir, le juge ontarien au dossier de protection en vertu de la LACC fixera le 31 octobre prochain un échéancier pour voter sur le plan, qui a déjà été entériné par les créanciers du Québec, «une formalité», selon Me Lespérance. Le vote lui-même, qui requiert une majorité des deux tiers des créanciers en nombre et en valeur de créances, aura lieu le 12 décembre et l’arrangement sera ensuite retourné devant le juge pour une approbation attendue au début de 2025, ce qui permettrait la mise en marche du processus de réclamation.